Le 8 mars 2008, affranchie de tout préjugé, l’artiste italienne Pippa Bacca entame un périple à la rencontre de l’Autre en auto-stop qui doit la conduire de Milan à Jérusalem, vêtue d’une robe de mariée comme objet-témoignage imprimant par ses souillures les traces du voyage. S’emparant de cette performance, tragiquement interrompue près d’Istanbul par le viol et le meurtre de Pippa Bacca, Joël Curtz sonde la beauté d’un art utopique qui touche à la vie, mais aussi les limites d’une ouverture à autrui inconditionnelle et insensée. Quel sens donner à la mort de Pippa ? Par la forme épurée du documentaire, l’artiste livre ainsi moins un hommage au voyage qu’une réflexion sur son essence. Servie par les images de Pippa des personnes rencontrées sur sa route, la scénographie brute interroge la prétention à l’universalité d’une performance artistique ancrée dans une symbolique culturelle occidentale. Célébrant autrui par un humanisme sans frontières, le voyage de Pippa dérange en ignorant la diversité des identités auxquelles il se confronte aux confins de l’Europe et du Proche-Orient. Dans sa tentative de saisir cette démarche, l’artiste sonde ses racines, et filme l’absence de Pippa dans son environnement quotidien. Les images du cocon familial milanais où gravitent ses proches, personnages féminins mythologiques, sont pleines de la présence quasi-physique de l’artiste disparue. Les rancœurs de sa coéquipière de voyage, le rapport fusionnel de ses sœurs et la figure asphyxiante de la mère distillent un malaise latent. Une robe de mariée ou quelque chose de blanc pour cacher ma vocation au triomphe et aux pleurs, fredonnait la chanson choisie par Pippa pour lancer le départ de sa performance. Triomphe ou pleurs : son projet, entre angélisme et inconscience, foi religieuse et réalisation de soi humaniste, ne cesse de nous échapper dans l’œuvre de Joël Curtz. Fruit d’un travail technique inédit de restauration, les scènes sauvées de la caméra de Pippa sont restituées en filigrane, dévoilant l’impensable : parmi ses vidéos figurent celles de son assassin, enregistrées sur la caméra après le meurtre de Pippa pour immortaliser des fiançailles. C’est sur cette image que l’artiste suspend sa réflexion, nous laissant projeter notre propre sens dans le tourbillon de cette jeune mariée turque dansant dans une robe immaculée. Lorraine Creusot