La Bibliothèque, la nuit - Film de Joao Vieira Torres
La Bibliothèque, la nuit
De Joao Vieira Torres, film 2011
Un théoricien de la deuxième moitié du 20ème siècle. Sa bibliothèque privée. 310 m2 remplis de rayonnages au cœur de Paris. 4 Km d’étagères environ. Des livres, évidemment, des disques, des films… D’innombrables documents, portant sur des centres d’intérêt aussi multiples que divers. Matières hétéroclites qui communiquent entre elles. Disciplines s’agglutinant en un agrégat pluridisciplinaire? interdisciplinaire? extra-disciplinaire? Disciplines en indisciplinarité! Mais, pas d’anarchie. Dans le chaos, il y a de l’ordre. Des frontières floues, changeantes. Un classement arbitraire, parmi tant d’autres, créant par ses propres lois un cosmos dans le cosmos : une bibliothèque.
Après avoir utilisé cette bibliothèque pour mes recherches et mon travail artistique tout au long de mon cursus universitaire, je l’ai choisie comme objet d’études pour mon mémoire de fin de 2ème cycle à l’École Nationale des Arts Décoratifs de Paris, ce qui m’a alors amené à y vivre partiellement. Depuis je m’y trouve toujours, classé ou déclassé au rayon «X-Z » (où j’ai fait ma chambre), où je vis et dors entre les X-men et l’œuvre complète de Zola. C’est à partir de cette place d’observateur participant (une sorte de Jean de Léry ou de Hans Staden chez les cannibales toujours sous la menace imminente d’être dévoré) et d’usager privilégié de cette bibliothèque (devenue aussi mon lieu de vie), que j’ai décidé de faire un film qui pourrait rendre compte de cette rencontre. Je cherche à montrer cette bibliothèque comme un endroit définitivement insondable, non simplement par sa taille mais aussi parce qu’elle est d’une certaine manière l’extension d’un être humain, de celui qui l’a créée. Je développe mon travail à travers un processus quasi-documentaire au sens où je prends des éléments du réel, du quotidien de cette bibliothèque et des rapports qui lient son propriétaire à celle-ci en les faisant rejouer par celui-ci.
En plus de quoi j’introduis des éléments fictionnels qui sont une réponse à l'une des questions qui m’ont hanté tout au long de l’écriture du scénario, à savoir: qui suis-je par rapport à l’objet dont je parle? Je suis en partie un des éléments qui actuellement constituent mon sujet tout en restant extérieur à son égard. Je me sens très intime et profondément lié à cet endroit tout en restant presque totalement étranger à tout ce que cette bibliothèque recèle, tel une sorte de témoin participant à la vie et à l’oeuvre de quelqu'un d'autre. C'est à travers une vision subjective mise à distance par des situations fictionnelles réminiscentes de mon vécu dans cet endroit que je construis mon projet. Ce film est constitué autour de deux pôles ou de deux personnages principaux: « le vieil homme » qui travaille sans arrêt à la construction et à la conservation de sa bibliothèque et « le jeune homme » qui essaie de se trouver une place dans cet endroit sans jamais y parvenir.
Le vieil homme n’a pas d’action qui ne soit liée à son travail dans sa bibliothèque. Même sa tentative de trouver le sommeil au début du film est sans réussite. Le film a comme point de départ son échec à pouvoir dormir. Ce qui nous donne la possibilité de le suivre pendant la nuit. Nuit qui peut être à la fois une seule nuit dans la vie de cet homme, ou la nuit où tout être humain vit sans savoir ce que lui réserve le lendemain ou même si un lendemain lui est réservé. Est-ce que cette bibliothèque est le fruit de ses insomnies ou est-ce qu'elle est l’origine de ses insomnies? Pourquoi ne peut-il pas dormir ? Le sommeil est-il le prélude à la mort ? Quant au jeune homme, il se trouve là, dans cette bibliothèque, dans cet univers appartenant à et constituant un autre être. Comment et pourquoi ? Est-ce que nous pouvons vraiment dire pourquoi nous sommes ce que nous sommes et pourquoi ici et maintenant et pas quelqu’un d’autre dans un autre endroit et dans un autre temps ?
Le fait est qu’il est dans cette bibliothèque comme un livre mal classé qui ne trouve pas sa place et qui ne peut pas être trouvé si on le cherche. Il erre dans ce labyrinthe en cherchant le repos. Il croise d’autres fantômes comme lui sans qu’il y ait jamais rencontre. Ces personnages sont comme ceux d’un livre, personnages immatériels, mais qui vivent dans un monde qui a une matérialité qui lui est propre, monde qui ne nous est accessible qu’à travers le récit tout en nous restant définitivement étranger. Ces fantômes mangent, chantent, font leurs besoins, aiment… Le vieil homme non, il vit reclus dans sa quête. Ne serait-il pas aussi un fantôme ? Ne serait-il pas la matérialisation du spectre de « la chose », de sa bibliothèque ?
Oeuvres de Joao Vieira Torres produites par Le Fresnoy :
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