Béla Tarr
Les neuf films réalisés par Béla Tarr entre 1979 et 2011 ont construit une des oeuvres les plus fortes et influentes du cinéma moderne. Jacques Rancière, qui lui a consacré un livre, voit en lui un artiste majeur du temps d’après la faillite de la promesse communiste, chez qui les longs plans-séquences parviennent à briser les cycles de la répétition grâce à l’attention accordée à la croyance intacte en une vie meilleure. Or cette oeuvre est désormais close. Le cinéaste hongrois a en effet décidé de prendre sa retraite après le Cheval de Turin, en 2011. Emmanuel Burdeau l’avait rencontré pour Artpress lors de sa première invitation au Fresnoy à l’automne 2016. Extrait de l’entretien.
“Je savais, moi, que si je faisais le film que je voulais, ce serait mon dernier. Après le Cheval de Turin, j’ai su que j’avais dit tout ce que j’avais à dire sur la vie, les gens, tout. Le Cinéma est une drogue, quand on est un junkie du cinéma, il est très difficile d’arrêter. Je détesterais par-dessus tout me répéter. La répétition ne m’a jamais intéressé. Peu à peu, j’ai développé un “style”, et chacun des films que j’ai réalisés a soulevé de nouvelles questions. Je n’ai donc cessé de m’élever, ou de m’abaisser au contraire comme vous préférez. Je pourrais réaliser d’autres films, je reçois sans arrêt des offres : “Signez ici et faites ce que vous voulez.” Je ne veux pas. Mon désir d’accomplir des choses est intact mais pas celui de réaliser des films.”
“C’est la vie qui m’a appris le cinéma. Tout, toujours vient de la vie : les situations, la façon dont les gens réagissent à des situations concrètes. On regarde et ensuite on décide de tourner. La véritable question se pose alors : où placer la caméra ? C’est une décision morale. En 2013, j’ai ouvert la Film Factory à Sarajevo. J’essaie constamment de sensibiliser les étudiants à cette question. Un cinéaste doit respecter et servir la dignité humaine. Ce n’est pas une chose qui s’apprend, et encore moins une chose qui s’enseigne. J’ai réalisé le Nid familial avant d’intégrer une école de cinéma. J’avais 22 ans, je n’avais aucune envie de frapper à la porte. Je voulais la défoncer et envoyer chier tout le monde. J’aimais le cinéma mais ce que je voyais me semblait bidon, très éloigné de la vie. Nous étions en 1977-78, l’époque des Nouvelles Vagues des années 1960 était déjà derrière nous, le cinéma était passé sous domination d’un langage industriel prévisible. (…) La mission d’une école de cinéma devrait être de protéger ses étudiants du système capitaliste, de faire en sorte qu’ils puissent réaliser ce dont ils ont envie, de leur donner entière liberté. (…) La Film Factory ne ressemble à aucune autre école, sinon peut-être au Bauhaus, en ce sens qu’elle mélange débutants et gens expérimentés. Enseigner l’art me semble impossible. Nous essayons de développer des sensibilités. Je suis fier de ce que nous avons accompli en trois ans et demi. Mais faute d’argent et de subventions, l’école va fermer. Il se peut qu’un jour elle rouvre ailleurs, je vois ça un peu comme un cirque ambulant.
Les étudiants sont souvent contaminés par l’art, ils ont tendance à se prendre pour des artistes. Je ne suis pas d’accord avec ça. Être artiste est comme une récompense, une décoration. Il faut avant tout être un travailleur. Si votre travail touche les gens, alors vous pourrez dire que vous êtes un artiste. Pas avant. Et ce n’est pas à vous de le décider. Il faut toujours en revenir à la vie : là est le principal. Je ne parle pas de la vie quotidienne, je parle de la vie à tous les niveaux : la nature, les conflits, les tensions sociales, tout.”