Kader ATTIA

Ecole

Réparation

Je travaille sur la complexité du concept de réparation depuis plus d'une décennie. L'un des premiers aspects singuliers de la réparation, par rapport à de nombreuses autres forces de l'existence dont nous n'avons pas conscience, est qu'elle s'incarne dans la multiplicité des terminologies que nous pourrions utiliser pour la nommer, ou essayer de le faire, à tout le moins.

Ce seul mot recouvre quantité de synonymes : réappropriation, reconstruction, transforma- tion, amélioration, reconstitution, traduction, transition, remémoration et, métaphorique- ment, compensation, justice, égalité, voire rééquilibrage.

Du fait de cette infinité de façons de la nommer, la réparation est une énergie qui interroge l'ambivalence qu'elle contient : la réparation est aussi une blessure.

La réparation bâtit un pont entre le profane et le spirituel, quand, et là où, la connaissance ne suffit pas à penser parce qu'elle offre un cadre limité. Dans une tentative d'échapper à ces cadres en les brouillant, j'explore un paradoxe qui renforce le besoin de comprendre comment la réparation est, de manière conceptuelle et physique, un pli crucial entre plusieurs choses, temps et espaces. La réparation est devenue un facteur infini de questionnement de l'existence au sein de ma recherche artistique et intellectuelle, de la nature à la culture, des croyances aux sciences, de la poésie à la politique.

La réparation est aussi visible et invisible. Invisible, car nous n'y prêtons plus attention, tant nous nous y sommes habitués (remarquons- nous seulement que notre corps se répare lorsque nous nous coupons le doigt ?), et visible car ses traces sont réelles. « Les cicatrices ont l'étrange pouvoir de nous rappeler que notre passé est réel », dit Cormac McCarthy.

La visibilité expressive de la blessure a toujours été essentielle à la réparation prémoderne afin de réécrire un récit du temps qui mentionne l'échec, l'accident, soit le passé dans le présent (la blessure rencontrant la réparation). La blessure et la réparation tournant ensemble en une boucle sans fin, fusionnant dans un éternel maintenant, signifient la nouvelle vie de l'objet réparé.

Dans les sociétés prémodernes, la guérison de l'objet blessé visait toujours à maintenir la blessure dans le résultat final de la réparation. À cela il y a plusieurs raisons économiques, philosophiques, religieuses, politiques, sans compter celles que nous ne saurons jamais... Mais la raison la plus frappante, qui, selon moi, met en évidence la particularité significative des réparations prémodernes, est qu'elles incarnent une réaction aux réparations occidentales coloniales et modernes.

C'est jusqu'à présent la différence qui polarise les formes prémodernes de réparation et les formes modernes. En effet, quand les premières ont maintenu la blessure visible, les modernes occidentales ont dogmatisé l'acte de réparation comme disparition de la blessure. Celle- ci doit disparaître pour confirmer que l'acte de réparation a pu ramener l'objet blessé à sa forme originelle (en réalité à l'idée de sa forme originelle). La réparation est une pratique constante de l'évolution de chaque société, de l'individu à son groupe social. Elle est le fluide qui rend possible le flux des connexions humaines bloquées : la réparation est un oxymore.

Cette obsession pour le contrôle de la blessure peut être lue comme une métaphore des multiples dérivés de la biopolitique de la société moderne. Puisqu'il s'agit également de contrôler le temps puis l'Histoire, mue par sa portée dogmatique, la promesse de la technologie, la réparation moderne réoriente un phénomène naturel et le transforme en machine à remonter le temps politique donnant l'illusion que le passé peut être rejoué et nié.

Dans la réparation prémoderne, le temps n'était pas remis en cause mais absorbé par l'objet réparé, passant donc de l'objet au corps humain, et de l'individuel au collectif, comme le continuum d'un processus naturel.

Cet équilibre a été complètement perdu avec le déni du temps que la réparation moderne célèbre en masse à travers tout, si bien qu'aujourd'hui, nous ne jetons pas seulement un objet endom- magé, nous sommes constamment traités comme des objets par la rhétorique capitaliste, comme des êtres blessés par le temps.